La relation maîtres/étudiants

Transmission, empreintes, emprunts en sciences sociales (1850-1950)

 

Pour la revue Les Etudes sociales n° 171 2020/1

 

Coordination : Matthieu Béra & Antoine Savoye

 

 

Objet

Ce dossier à paraître dans Les Etudes sociales (1er semestre 2020) voudrait se focaliser sur la fonction enseignante dans les sciences sociales entre 1850 et 1950 sous l’angle de la transmission, en interrogeant ses formes et ses contenus. On oublie souvent que la plupart de ceux qui font figure de « maîtres » dans la mémoire collective des sciences sociales furent très souvent aussi des enseignants. L’historiographie néglige cette dimension du magistère et par là l’activité d’enseignement ; elle néglige ainsi les cours et leurs contenus, les publics et leur rôle stimulant. Si l’on connaît les auteurs par leur « œuvre », que sait-on de leur activité de transmission dans le « face à face pédagogique », de leur ressenti, de leurs étudiants, de la marque qu’ils eurent sur eux (et réciproquement), de l’influence, de l’empreinte qu’ils ont pu exercer les uns sur les autres ? Le but de ce dossier est de lever un coin du voile sur cette dimension négligée de l’histoire des sciences sociales, pourtant riche de promesses.

 

La pédagogie et son empreinte : quels indicateurs ?

Si la dimension pédagogique de la carrière des savants a souvent été occultée ou mise au second plan, c’est pour des raisons qu’il serait intéressant de récapituler [1]. Parmi elles, et cela nous intéresse tout particulièrement, certaines sont d’ordre méthodologique : autant l’accès aux œuvres est relativement immédiat (elles sont là, il « suffit » de les étudier), autant la connaissance des cours, du rapport pédagogique et des publics est plus difficilement accessible. Un travail intermédiaire de recherches en archives est souvent nécessaire pour reconstituer les contenus des cours, le(s) public(s) et les traces de l’empreinte pédagogique. La « marque » que les professeurs laissent souvent sur les étudiants pose des questions méthodologiques passionnantes : comment l’objectiver ? A travers les témoignages posthumes ? [2] Ou bien quand les étudiants prennent à leur tour la plume ? La recherche de ces « traces » implique un travail philologique parfois complexe [3] qui soulève la question redoutable de l’objectivation de l’« influence ». Parmi les sources possibles, on pense évidemment aux  correspondances  échangées entre les étudiants, entre les étudiants et leurs professeurs, entre les professeurs eux-mêmes. L’imagination méthodologique des contributeurs doit ici s’exprimer à plein. C’est une dimension très attendue des contributions, qui fera partie des critères d’évaluation du dossier.

 

Pour une micro-sociologie historique des étudiants

Dans les travaux historiques sur les étudiants, le point de vue général l’emporte souvent [4] : les étudiants sont pris comme une entité vague, générale et collective. Cette approche a pour inconvénient de gommer l’étude des destins individuels, de négliger les fonds privés (correspondances), de condamner les étudiants au traitement statistique qui les renvoie à l’anonymat. On souhaiterait ici infléchir ce point de vue classique de l’historiographie, quasiment muette sur les étudiants concrets, en travaillant par exemple sur des cohortes rendues significatives par leur (r)attachement à un ou plusieurs savants. Le but serait de repérer l’empreinte du maître sur une cohorte ou au contraire de lire les écarts, les pas de côté, en partant du principe qu’on se pose en s’opposant.

 

Quand le maître fut un étudiant

Si l’on est invité à traiter des maîtres dans leur fonction professorale et leurs rapports aux étudiants, on pourra aussi descendre d’une génération dans le temps et se demander quels furent les enseignants des maîtres consacrés par l’histoire des sciences sociales. Ceux-ci furent aussi des étudiants : ils sont passés par une formation initiale souvent intensive, parfois précoce [5], et leur pensée s’est formée à l’intérieur d’un cadre scolaire. Ils ont eu des enseignants qu’il convient de remettre en lumière, qui sont eux aussi trop souvent oubliés par une historiographie largement abusée par les récits autobiographiques où les maîtres s’affichent en inventeur (« créateur incréé », comme disait Bourdieu). Qui connaît les maîtres enseignants de Tarde qu’on aime à nous présenter comme autodidacte ? Ceux de Bergson, qui se pensait lui-même comme incréé ? Que peut-on dire de nouveau sur les maîtres de Durkheim à l’ENS ?

Les savants ne s’auto-créent pas, en dépit des efforts considérables déployés par certains d’entre eux pour effacer les traces de leurs difficultés à se former et l’empreinte des formateurs sur leur travail. On pense aux auteurs qui prennent un malin plaisir à « omettre » de citer leurs sources, qui négligent ou escamotent les bibliographies de leurs ouvrages. Il est pourtant essentiel de connaître les maîtres de nos maîtres. Le travail de l’historien passe aussi par là : rétablir les chemins effacés, reconstituer les puzzles incomplets.

Il est important, pensons-nous, d’assumer ici pleinement le constructivisme inhérent aux sciences sociales : nous sommes tous hissés sur des épaules de « géants » comme dirait Norbert Elias, et nous devons éviter de pratiquer « l’amnésie de notre genèse [6] » intellectuelle, en particulier de la genèse de nos maîtres. Au risque d’une quête génétique infinie, certes. Mais cet exercice est salutaire pour vivre enracinés.

 

Calendrier prévisionnel

Les propositions devront être livrées pour le 1er mai aux deux adresses suivantes : bera@u-bordeaux.fr  et antoine.savoye@free.fr. Elles ne feront pas plus d’une page (bibliographie exclue) et présenteront entre autres la méthodologie envisagée. Les avis des porteurs de dossier et du comité seront donnés en juin 2019.

L’article définitif sera attendu pour le 1er novembre 2019. Il sera évalué par deux membres du comité (et les porteurs du dossier). La version définitive sera restituée début 2020 pour une parution prévue au plus tard en juin (Les Etudes sociales, 171, 2020/1). Nous ne retiendrons pas plus de 8 articles de 50 000 signes maximum chacun.

 

[1] Minoration de l’activité d’enseignement par rapport au métier de la recherche, redoublée aujourd’hui plus qu’hier encore. Voir la loi Pécresse de 2008 dont le projet initial visait à « sanctionner » les « non-publiants » en leur donnant deux fois plus d’heures d’enseignement, validant l’idée que l’enseignement est une sanction. Voir aussi les CV des enseignant-chercheurs qui mettent à part cet aspect dans les carrières. Voir l’HDR, étape pour passer Professeur, qui valorise la dimension recherche dans son titre même et minore la dimension pédagogique, etc. L’historiographie emprunte la pente du monde social qui porte les historiens. A eux de savoir s’en défaire et d’en prendre conscience.

[2] Par exemple, le « In memoriam » de Mauss sur Durkheim et, plus généralement, les notices nécrologiques.

[3] Etudes des bibliographies, citations, emprunts et reprises de thèmes, méthodes, notions...

[4] Voir les histoires de l’éducation et des étudiants de Karady, Vergès, Charle, Prost, Condette, etc.

[5] Certains ont été littéralement « dressés » par leurs pères : John Stuart Mill, mais aussi André Durkheim, ou Guillaume-Léonce Duprat, Georges Rodier.

[6] Il est notable que Bourdieu soit à la fois sensible à cette « amnésie de la genèse » et l’un des auteurs qui se présente le plus volontiers comme auto-créé. Tout un travail reste à faire sur le rapport de Bourdieu à ses sources, ses maitres et ses lectures.

 

 

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