Ce dossier des Études sociales se situe à la croisées de deux champs de recherches en pleine expansion : l’histoire de l’enseignement du droit et de l’économie politique et/ou sociale d’une part, et celui de l’histoire de l’éducation populaire de l’autre.

 

L’histoire de l’éducation populaire, en premier lieu, longtemps cantonnée à une histoire internaliste et mémorielle, s’est peu à peu abstraite de cette dimension militante (RICHEZ, 2004) pour se faire davantage historienne, comme en témoignent un certain nombre de travaux récents (CHRISTEN, 2013, 2014a et 2014b ; BESSE et CHRISTEN, 2017). En second lieu, l’histoire de l’enseignement de l’économie politique, matière introduite dans les facultés de droit en 1864 avant son autonomisation progressive, a fait l’objet d’une thèse pionnière (LE VAN-LEMESLE, 2004). Cet enseignement peut être saisi à travers la dimension originelle que lui confère WALRAS (1879), qui s’apparente à « l’étude du mécanisme et des effets de la libre concurrence absolue en matière d'échange, de production, de capitalisation ». Il peut l’être tout autant à travers l’alternative qu’il lui oppose, l’économie sociale, entendue comme la « recherche des principes de justice suivant lesquels doit s'effectuer la répartition de la richesse entre les individus et l'État par la propriété et l'impôt » (sur ce concept, LEKEAL, 2004). Quant à l’histoire de l’enseignement juridique, elle s’est petit à petit extraite de l’histoire des doctrines juridiques avec laquelle elle s’était longtemps confondue, pour s’ouvrir à une socio-histoire ayant permis de nombreux progrès, comme en témoigne la multiplication récente de travaux individuels et de projets collectifs (pour un panorama, AUDREN, 2014).

 

Or, l’histoire de l’enseignement du droit et de l’économie politique et/ou sociale a longtemps privilégié l’enseignement supérieur, qu’il s’agisse des universités ou des grandes écoles. Ce dossier propose ainsi de combler un vide historiographique important : celui de l’enseignement populaire du droit et de l’économie politique et sociale au XIXe siècle. Ce projet entend par conséquent prendre place au sein de la littérature déjà existante relative à l’éducation populaire et s’appuyer sur ses acquis (pour un panorama, POUJOL, 1981). Malgré son caractère polysémique (MARTIN, 2010 et BESSE, CHATEIGNER et IHADDADENE, 2016), l’éducation populaire recouvre en général « toutes les formes d’éducation non scolaire, souvent “complémentaires” de l’école, qui ciblent aussi bien les enfants que les jeunes adultes appartenant aux milieux ouvriers et ruraux et aux classes moyennes » (MARTIN, 2010). Il faut de ce point de vue distinguer l’éducation populaire de l’enseignement technique ou professionnel. La première, se caractérisant par une dimension non-utilitaire marquée (qui reste cependant à évaluer plus finement), dispenserait des savoirs civiques, politiques ou culturels, tandis que le second, défini comme « l’ensemble des dispositifs de formation initiale destinés à préparer au monde du travail » (LEMBRE, 2017), privilégierait des savoirs directement utiles dans le monde professionnel (BESSE, CHATEIGNER et IHADDADENE, 2016). Même si les frontières entre ces deux catégories ne sont naturellement pas parfaitement étanches, seront exclus de ce dossier l’enseignement du droit et de l’économie politique dans le cadre de formations professionnelles. Dans le sillage des travaux récents consacrés aux littératures populaires du droit (GUERLAIN et HAKIM, à paraître), ce dossier se propose de poser quelques premiers jalons relatifs à l’histoire de l’enseignement du droit et de l’économie politique et/ou sociale hors du cadre scolaire au sens large (qu’il s’agisse de l’enseignement secondaire ou supérieur), c’est-à-dire de s’intéresser à la vulgarisation de ces savoirs, entendue comme leur transmission à un public profane.

 

Si ce dossier entend s’appuyer sur les acquis de l’histoire de l’éducation populaire et industrielle, il souhaite également souligner la spécificité des savoirs juridiques et économiques. Ceux-ci, en effet, loin de revêtir une simple dimension cognitive, se caractérisent au contraire par leur caractère performatif marqué (CHATEL, 2015). En outre, droit et économie politique et/ou sociale apparaissent à la fois comme deux savoirs porteurs d’enjeux politiques et sociaux particulièrement accusés. L’historiographie a depuis longtemps souligné le potentiel subversif et (ou parce que) émancipateur du droit (ISRAËL, 2004) comme de l’économie politique, (LE VAN-LEMESLE, 1980) en particulier lorsqu’elle se décline sous la forme d’une économie dite sociale (LEVY, 1974). Ce dossier aura pour bornes chronologiques le long XIXe siècle, de la Restauration, date des premiers cours pour adultes (CHRISTEN, 2014) jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’entre-deux-guerres apparaissant comme une période de profond bouleversement et de prise en charge étatique de plus en plus poussée de l’éducation populaire qui nécessiterait un traitement différent.

 

Dans le cadre de ce vaste chantier, plusieurs pistes pourront être explorées.

 

Les lieux et les acteurs de la transmission des savoirs juridiques et économiques au XIXe siècle.

 

Où enseigne-t-on le droit et l’économie politique et/ou sociale hors des cadres scolaires au XIXe siècle ? Il s’agit d’entamer une cartographie de ces enseignements à destination des profanes. Quelle est la place du droit et de l’économie politique et/ou sociale au Collège de France, au CNAM, dans les coopératives, dans les syndicats et bourses du travail, dans les conférences organisées par les Chambres de commerce, dans les cours du soir pour ouvriers adultes, dans les conférences et universités populaires, dans les causeries anarchistes, chez les saint-simoniens, dans les phalanstères et les familistères, au sein des municipalités socialistes (pour contrecarrer les cours dispensés dans le cadre du paternalisme patronal), au sein d’associations dédiées à l’éducation populaire (Association polytechnique, Société pour l’instruction élémentaire, Ligue de l’enseignement, etc.) ou encore au sein d’œuvres confessionnelles ou réformatrices (patronages de jeunes adultes, Société des conférences de Saint-Vincent-de-Paul, Cercles catholiques d’ouvriers, Semaines sociales, Unions chrétiennes de jeunes gens, mouvement leplaysien, Sillon de Marc Sangnier, Association catholique de la jeunesse française, etc.) ?

 

– Du côté du droit, on sait, par exemple, que des cours populaires étaient dispensés aux ouvriers pendant la Commune, ou encore qu’un petit nombre de juristes, avocats ou professeurs de droit, s’est engagé dans le mouvement des universités populaires (AUDREN et HALPERIN, 2013). Les membres du mouvement leplaysien ou des Semaines sociales donnaient également fréquemment des conférences de droit et d’économie politique et sociale, tandis que le « droit usuel » était enseigné dans quantité d’associations dédiées à l’éducation populaire.

 

– Du côté de l’économie, on connaît les entreprises des économistes libéraux destinées à promouvoir le libre-échangisme, comme les conférences de Jean-Baptiste Say à l’Athénée, à destination toutefois d’un public issu de la bourgeoisie libérale et cultivée ou encore la tournée de conférences de Frédéric Passy, dans les années 1860, devant un public mi-bourgeois, mi-populaire (LE VAN-LEMESLE, 2004). Des conférences d’économie politique étaient également organisées dans le cadre des Chambres de commerce, de l’Association polytechnique, de l’Association philotechnique, etc. (LE VAN-LEMESLE, 1980). Quant à l’économie sociale, sa rivalité avec l’économie politique se joue précisément dans ces cours extra-universitaires : on connaît ainsi les tentatives de certains personnages pour promouvoir un enseignement populaire d’économie politique et sociale, comme par exemple celle de l’ingénieur leplaysien Jules Michel à Lyon, qui enseigne aux ateliers Gillet pendant 25 ans.

 

De manière plus générale cependant, ces multiples entreprises de diffusion des savoirs juridiques et économiques restent à compléter et préciser. C’est dire qu’on s’interrogera également sur les acteurs de la diffusion de ces savoirs, grands noms ou foule des inconnus (professeurs de droit et d’économie politique, praticiens du droit, syndicalistes, instituteurs, etc.). Qui sont ces enseignants de l’ombre qui dispensent un savoir juridico-économique à des profanes, ni étudiants en droit ou en économie, ni juristes ou économistes de profession ? D’une discipline à l’autre, le profil socio-économique du public qui assiste à ces enseignements évolue-t-il ? Comment se marque la présence des femmes ?

 

Objectifs et temporalités de la transmission des savoirs juridiques et économiques au XIXe siècle.

 

Quels objectifs poursuit-on lorsqu’on entreprend de transmettre un savoir juridique ou économique à des profanes ? De la part des élites, catholiques comme philanthropiques, dispenser quelques saines notions de droit et d’économie à des profanes peut avoir pour finalité, dans le contexte de l’émergence de la question sociale, de moraliser et de domestiquer les classes populaires. Elle peut aussi, – et ce sera surtout le cas à partir de la IIIe République –, viser à atteindre l’idéal républicain d’émancipation de l’homme par l’instruction et à acculturer le peuple à la démocratie. De la part des milieux syndicaux ou ouvriers, dispenser des rudiments de droit et d’économie politique et sociale obéit, on s’en doute, à des objectifs très différents : apprendre à connaître et défendre ses droits ou encore promouvoir un discours économique différent. Dès lors, ces enseignements ont-ils un « simple » but d’instruction ou prennent-ils place la forme d’un militantisme assumé ? (républicain, socialiste, catholique, libre-échangiste, etc). Quelles cultures juridique et économique ces enseignements véhiculent-ils ? Quel est le sens de cette appropriation et de cette transmission des savoirs juridico-économiques aux profanes ? Ces enseignements sont-ils destinés à fournir un minimum de notions pratiques directement utilisables ou au contraire à former des citoyens aux vertus civiques et à acculturer les classes populaires au respect du droit et du libéralisme économique dominant du XIXe siècle ?

 

C’est dire qu’il s’agira d’éclairer les enjeux sociaux, idéologiques et politiques mouvants de ces enseignements dans ce long XIXe siècle. Le choix de la longue durée permettra peut-être de dégager des temporalités différentes dans la forme (privée ou étatique ; nationale ou locale) et dans les objectifs (moraliser, instruire, émanciper) de la transmission de ces savoirs.

Contenu et modalités de la transmission des savoirs juridiques et économiques au XIXe siècle.

 

La question du contenu et des modalités de transmission des savoirs juridiques et économiques doit également être interrogée, tant dans ses aspects pédagogiques que matériels. Au point de vue pédagogique tout d’abord, une discipline comme le droit, caractérisée par un vocabulaire très spécifique dont on a souvent relevé combien il pouvait paraître sibyllin aux yeux des non-juristes, nécessite un effort d’adaptation à un public profane. Comment transmettre des rudiments de droit à des personnes n’ayant pas l’habitude de manier la langue si spécifique des juristes ? Dès lors, le contenu des cours est-il adapté ou délivré tel quel ? Des techniques pédagogiques spécifiques sont-elles mises en place pour conserver un auditoire volontiers fuyant ? Des thèmes sont-ils privilégiés pour intéresser, retenir et édifier l’auditoire (par exemple, pour les ouvriers : la propriété, la famille, l’étude des lois sociales, le rapport du capital et du travail ou les enjeux de la lutte des classes) ?

 

D’un point de vue matériel ensuite, dans quel cadre et selon quelles structures s’organisent ces enseignements populaires (clubs, associations, syndicats) ? Où, comment, à quel rythme les cours sont-ils organisés pour attirer l’auditoire visé (cafés, salles de spectacles, cabinets de lecture, bourses du travail ; l’entrée est-elle libre ou soumise au versement d’une cotisation) ? Ces enseignements relèvent-ils simplement de l’oralité ou reçoivent-ils un prolongement éditorial (comptes rendus dans la presse ou publication de fascicules) ?

 

C’est dire que ce vaste chantier, loin d’adopter un point-de-vue interne à l’histoire du droit et à l’histoire économique, entend à l’inverse dialoguer avec l’histoire de l’éducation populaire, afin s’emparer pleinement des enjeux de la vulgarisation des savoirs juridiques et économiques au XIXe siècle. Saisir la transmission du droit et de l’économie politique et/ou sociale dans la Cité : telle pourrait être, synthétisée en une formule, l’ambition de ce dossier.

 

Celui-ci souhaiterait idéalement proposer une analyse multi-scalaire : panorama global de ces enseignements dans une ville particulière ; études de cas d’enseignements juridiques et économiques au sein d’une institution ou d’une association donnée ; études de cas autour d’acteurs particuliers ou au contraire perspectives prosopographiques plus larges ; articulation entre discours théorique au sujet de ces enseignements et pratique concrète à travers un indispensable travail archivistique.

 

Anne-Sophie Chambost : anne.sophie.chambost@univ-st-etienne.fr

Laetitia Guerlain : laetitia.guerlain@u-bordeaux.fr

Farid Lekéal : farid.lekeal@univ-lille.fr

 

 

Bibliographie indicative

 

AUDREN (F.), 2014. « Alma Mater sous le regard de l’historien du droit. Cultures académiques, formation des élites et identités professionnelles », in KRYNEN (J.) et D’ALTEROCHE (B.) (dir.), L’histoire du droit en France. Nouvelles tendances, nouveaux territoires, Paris, Classiques Garnier, p. 145-172.

 

AUDREN (F.) et HALPERIN (J.-L.), 2013. La culture juridique française entre mythes et réalités, XIXe-XXe siècles, Paris, CNRS éd.

 

BESSE (L.), 2010. « Éducation populaire », in DELPORTE (C.), MOLLIER (J.-Y.) et SIRINELLI (J.-F.) (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, PUF.

 

BESSE (L.), CHATEIGNER (F.) et IHADDADENE (F.), 2016. « L’éducation populaire », Savoirs. Revue internationale de recherches en éducation et formation des adultes, n° 42 Éducation populaire, 3, p. 11-49.

 

BESSE (L.) et CHRISTEN (C.) (dir.), 2017. Histoire de l’éducation populaire 1815-1945. Perspectives françaises et internationales, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.

 

CACERES (B.), 1964. Histoire de l’éducation populaire, Paris, Seuil.

 

CHATEL (E.), 2015. « Pour une histoire et une sociologie de l’enseignement de l’économie », Éducation et sociétés, n° 35, 1, p. 5-21.

 

CHRISTEN (C.), 2013. « L’éducation populaire sous la Restauration et la monarchie de Juillet », La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, n° 4, p. 1-16.

 

CHRISTEN (C.), 2014. « Jalons pour une histoire de l’éducation industrielle destinée aux ouvriers adultes au XIXe siècle », Les Études sociales, n° 159 L’éducation industrielle et les savoirs enseignés aux ouvriers adultes en France (1800-1870), p. 3-9.

 

DINTZER (L.) 1961. « Le mouvement des universités populaires », Le mouvement social, avril-juin, p. 3-38.

 

GUERLAIN (L.) et HAKIM (N.) (dir.), à paraître. Le sacré et le profane : les littératures populaires du droit, Paris, Lextenso.

 

GUERLAIN (L.) et HAKIM (N.), à paraître. « Acquiring legal literacy : popular legal literature in 19th century France », in KORPIOLA (M.) (dir.), Learning law by doing. Exploring legal literacy in premodern societies, New York, Palgrave Macmillan.

 

ISRAËL, 2004. L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po.

 

LEE (E.), 2016. Au plaisir de savoir : l'invention des conférences populaires : Paris 1860-1914, Thèse EHESS.

 

LEKEAL (F.), 2004. « Opacité conceptuelle et difficulté d'identification matérielle de l'économie sociale : approche historique », Cahiers de l'Institut Régional du Travail d'Aix-Marseille, n° 12 [Histoire du contrat de travail], p. 109-118.

 

LEMBRE (S.), 2017. « L’enseignement professionnel et la culture ouvrière sous la IIIe République », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 35, 1, p. 41-59.

 

LE VAN-LEMESLE (L.), 1980. « La promotion de l’économie politique en France au XIXe siècle, jusqu’à son introduction dans les Facultés (1815-1881) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 27, n° 2, avril-juin, p. 270-294.

 

LE VAN-LEMESLE (L.), 2004. Le Juste ou le riche, l’enseignement de l’économie politique 1815-1950, Paris, Comité de l’histoire économique et financière de la France.

 

LEVY (E.), 1974. « Signification et perspectives de l'économie sociale », Revue économique, 25-4 [Mélanges Jean Lhomme. Économie sociale], p. 547-577.

 

MAYEUR F., 1981. Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Paris, Perrin (rééd. Coll. Tempus, 2004).

 

MARTIN (J.-P.), 2010. « Éducation populaire », in JACQUET-FRANCILLON (F.), ENFER (R. d’) et LOEFFEL (L.) (dir.), Une histoire de l’école : anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Retz, p. 197-204.

 

MERCIER (L.), 1986. Les universités populaires, 1899-1914 : éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Les éditions ouvrières.

 

POUJOL (G.), 1981. L’éducation populaire : histoires et pouvoirs, Paris, Les éditions ouvrières.

 

RICHEZ (J.-C.), 2004. « La mémoire légendaire de l’éducation populaire », Pour, n° 181, p. 106-114.

 

TERROT (N.), 1997. Histoire de l’éducation des adultes en France. La part de l’éducation des adultes dans la formation des travailleurs (1789-1971), Paris, L’Harmattan.

 

WALRAS (L.), 1987. Œuvres économiques complètes, Vol. VII, Mélanges d'économie politique et sociale, vol. VII, Paris, Economica.

 

 

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